Ce livre s'offre comme une enquête qui aboutit, en fin de compte, à la résolution d'une énigme littéraire. Le quatorzain intitulé « Une gravure fantastique » dans la deuxième édition des Fleurs du Mal suscite l'étonnement par sa forme tout à fait exceptionnelle, par ce que l'on sait de sa genèse, et par l'obscurité de son contenu. Inspiré d'une gravure anglaise (dite « de Mortimer »), ce poème s'est d'abord moulé dans le canevas d'un air à la mode des années 1840 ;
Mais, à ce stade déjà, il a fait l'objet d'une refonte significative.
En 1857, on le voit réapparaître non pas dans la première édition des Fleurs du Mal, mais dans une revue à la diffusion assez confidentielle. Il diffère alors drastiquement de ses états antérieurs et il subira encore quelques modifications avant sa publication en recueil. Une analyse de détail montre que Baudelaire a désormais opté pour une structure à deux volets, dont le second évoque un « prince » qui n'est pas autrement identifiable. Une piste a priori prometteuse a été suggérée par Steve Murphy : le « prince » en question ne serait autre que Napoléon III. Certains arguments vont en ce sens, en particulier la lecture politique que Verlaine a faite d'« Une gravure fantastique » au moment d'écrire ses Poëmes saturniens. Mais une telle glose ne s'accorde guère avec l'évolution générale du corpus baudelairien. Un trait qui passerait aisément inaperçu - l'emploi du tour « au travers de l'espace » - nous aide à voir non seulement que, derrière la figure du « prince », se cache en réalité Leconte de Lisle, mais encore que ce dernier, parce qu'il a reconnu l'allusion, y a presque immédiatement répondu en usant d'un procédé similaire. Une étude des rapports complexes, faits d'une complicité apparente et d'une concurrence larvée, qui se sont noués entre les deux poètes montre que cet échange mené par la voie de démarcations verbales et de citations voilées n'est pas unique, et que Verlaine, s'il a privilégié à tort la dimension strictement politique du texte baudelairien, a du moins eu le mérite de pressentir la signification qu'il revêtait dans ces années où le premier Parnasse était en train de se former..