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L'Atelier Contemporain
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Grand peintre américain, mais aussi professeur de calligraphie et de typographie, Charles Pollock, frère aîné de Jackson Pollock, n'aura laissé que peu de traces de l'existence de son oeuvre avant de mourir à Paris. Sa fille, Francesca, et son épouse Sylvia, mettront alors vingt années à rassembler, archiver, à enfin de faire connaître son travail et sa vie voilés par le silence et la discrétion. Pour quoi et pour qui s'être effacé ? Quels sens donner aux toiles de Charles Pollock et à son silence ? Aiguillonnée par ces questionnements, Francesca Pollock entreprend de (re)nouer un dialogue avec le père qu'elle a perdu à l'âge de 21 ans. La parole, qui fut si rare entre eux, est alors délivrée au moyen d'une écriture à plusieurs voix, celle de l'auteure, celle de Charles Pollock qui affleure des correspondances, de ses écrits et entretiens, mais aussi celle des oeuvres du peintre et de ses contemplateurs qui « parlent » bien plus que tout autre chose. Par le récit, ce n'est pas tant l'histoire de son père que Francesca Pollock désire comprendre et raconter, que sa propre histoire, sa propre vie si liées à celle de Charles Pollock dont elle n'a connu que la vieillesse et très vite sa mort physique. Mais bien plus encore, c'est l'absence de parole et de transmission, formes de morts symboliques qui enveloppent son père tout au long de son vivant : « Ce que j'ai mieux connu de lui, c'est son silence ». Dès lors, que faire, que comprendre, que dire des oeuvres du peintre, lorsque la figure du père ne dit mot ? Francesca Pollock entend extraire son père de ce chaos informe et enténébré dans lequel il s'est plongé, lui et son oeuvre. Cette entreprise passe par un long ouvrage, véritable forage et coups de sonde dans le passé pour excaver l'oeuvre ensevelie et rencontrer ainsi son père. Le lecteur suit, parfois avec anxiété, la gestation douloureuse de l'auteure pour « mettre son père au monde », et enfin faire oeuvre de vérité, de liberté. Pour la psychanalyste qu'est l'auteure, la tâche n'en est pas moins ardue : il s'agit de déconstruire le mythe bâti autour de l'art et de la personne de Jackson Pollock, mythe qui l'élevait en tant que peintre unique, idée qu'il embrassait et encourageait, excluant ainsi, inconsciemment, l'art de son frère Charles. La délivrance surgit alors au détour de rencontres artistiques - celles surtout du critique d'art et poète Maurice Benhamou - qui, par des regards, des mots neufs, font renaître l'oeuvre de l'artiste et délestent l'auteure : « La pensée qui me submerge, c'est que le regard de Maurice a libéré ton oeuvre, et, ce faisant, il m'a libérée moi ». Tout au long de la narration, le lecteur assiste à une subtile correspondance entre le fond et la forme : des bribes d'histoires balbutiés qui se confondent avec les souvenirs épars de l'auteure jusqu'à la nette chronologie qui trace la vie du peintre et correspond à l'accomplissement des recherches, au sens retrouvé. Avec finesse, Francesca Pollock manie les outils de l'historienne : archives, correspondances, entretiens tirés de la presse ou radiophoniques, extraits de conférences de son père, s'enchevêtrent au coeur du récit, entre souvenirs, anecdotes, pensées de l'auteure, références livresques ou encore critiques des oeuvres du peintre. Écriture dense donc, mais transparente, franche et d'une grande tendresse qui tire Charles Pollock de la tombe du silence pour s'ériger en tombeau artistique. Illustré de photographies familiales et de reproductions des oeuvres du peintre, l'ouvrage donne à voir, de manière touchante, la force et la cohérence de l'art singulier de Charles Pollock, de la figuration à l'abstraction, où formes et couleurs se cherchent et se correspondent.
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Pourquoi les fleurs : Un autre voyage en Italie
Marion Grébert
- L'Atelier Contemporain
- 4 Avril 2025
- 9782850351778
Les fleurs nous sont si familières que nous ne croyons pas nécessaire de nous interroger sur leur histoire. Saurions-nous cependant dire pourquoi elles ont une telle présence dans nos vies quotidiennes et dans les arts, et pourquoi nous leur accordons une telle importance ? Avons-nous idée de l'adaptation biologique que cette persévérance leur a demandée, connaissons-nous les épreuves qu'elles ont traversées dans nos ordres politiques, économiques et religieux pour persister si durablement ? Pouvons-nous retrouver avec elles la mémoire de nos constructions culturelles, celles dont nous les avons constamment rendues dépositaires ? Dans l'aventure de ces questions, la Rome antique et l'Italie se révèlent être le grand territoire des transmissions florales. De ce fait, cette histoire s'entremêle peu à peu au devenir de l'Europe - la France, les Flandres, l'Espagne, l'Allemagne, l'Angleterre. Dans les jardins, les rituels, les croyances, les régimes de pouvoirs, dans la peinture, la poésie, et bien plus tard dans le cinéma, les fleurs tiennent une place faussement insignifiante. Dès lors qu'on porte sur elles toute notre attention, on se met peu à peu à retracer une longue métamorphose sensible des formes et du regard. Au cours d'un voyage en Italie, de l'Antiquité à la période la plus contemporaine, on les voit composer nos paysages réels et imaginaires, comme autant d'énigmes sur les temps et les espaces que nous occupons, transformons et inventons. Les fleurs apparaissent soudain en ce qu'elles sont pour nous : les miniatures de nos intentions les plus fragiles et les plus ambitieuses, d'une offrande funéraire pour la femme aimée il y a deux mille ans, à l'établissement impérieux de nos religions et de nos idéologies.
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Pierre Bonnard. Le feu des solitudes charnelles
Yannick Haenel
- L'Atelier Contemporain
- 18 Octobre 2024
- 9782850351600
Récit d'une fascination et exploration d'une obsession, le texte de Yannick Haenel nous plonge dans la sollicitation invincible des nus peints par Pierre Bonnard. S'immergeant quotidiennement dans leurs couleurs, contemplant et comparant d'un oeil altéré la vibration salutaire de leurs tons, l'auteur « perfectionn[e] [sa] soif ». De cette rencontre se libère l'écriture parmi la multiplication entêtante des corps qui étincellent.
« C'était le printemps et je regardais des Bonnard. Je contemplais ses nus chaque jour sur des catalogues, des monographies, des cartes postales ; j'allais chercher sur Internet d'autres nus - des nus que je ne connaissais pas - pour les imprimer et les avoir avec moi. »
Circulant de tableau en tableau, Yannick Haenel restitue l'intensité de sa passion avec la générosité du peintre : « [...] Nu au gant bleu, Nu devant la cheminée, Nu rose tête ombrée : je me récitais ces titres comme les vers d'un poème qui me promettait son érotisme clair, sa limpidité classique. » Du bain d'où émerge Marthe, du miroitement affolant des couleurs, s'élaborent des pensées qui cherchent à comprendre et à embrasser le « feu » nourri par chaque toile pour en rejoindre la source.
Interrogeant cette emprise, cherchant à situer le lieu du désir dans des bouquets de couleurs, à en identifier la puissance, celle-ci se découvre non comme l'appétit d'un « oeil en rut » mais comme la « provision d'étincelles » qui comble en nous « une soif de lumière ».
Chez Bonnard, nulle appropriation du modèle pour en faire le jouet de l'éros, au contraire : ce don ultime qui est celui de l'amour. Et lorsque l'écriture suit cette courbe flamboyante au coeur des métamorphoses, alors le geste pictural se poursuit, le récit devient celui de la peinture elle-même : « Les instants ont trouvé leurs couleurs, et notre regard, en prenant la suite de Bonnard, les rafraîchit. Nous continuons la peinture en écrivant sur elle. » -
Suivre les nuages le pinceau à la main
Eugène Boudin
- L'Atelier Contemporain
- 18 Avril 2025
- 9782850351860
Admiré par Monet pour lequel il fut un maître, jouant un rôle majeur sur la pratique picturale de ceux que l'on appellera les « Impressionnistes », le « roi des ciels », selon le mot de Corot, se situe à un tournant de l'histoire de l'art. Cet ouvrage rassemble de nombreuses lettres d'Eugène Boudin (1824-1898) à son ami Ferdinand Martin, interlocuteur privilégié proche des collectionneurs, ainsi que certains de ses échanges avec les artistes de son entourage, qui permettent d'élargir la vision intériorisée d'une époque en pleine mutation où circulent les noms prestigieux de Monet, Courbet et bien d'autres. Cette somme épistolaire correspond à une sélection chronologique amenant à mieux comprendre les enjeux et des difficultés d'une nouvelle ère de la peinture.
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Avant de rencontrer « l'ange terrifiant » des Élégies de Duino, achevées en 1922, Rainer Maria Rilke avait croisé le regard énigmatique des anges qui peuplent la peinture italienne, regard faisant signe vers « le paysage qui brille derrière eux comme une âme qu'ils possèdent en commun ». Des deux Lettres de Munich sur l'art en 1897 aux Lettres sur Cézanne en 1907, le poète de langue allemande a éprouvé sa prose au contact des arts visuels, à travers une vingtaine d'études, toutes recueillies dans cette édition, comprenant sept inédits en français. Au cours de cette décennie formatrice, il porta attention tant aux artistes du passé, comme Léonard de Vinci, Fra Bartolomeo, ou Marco Basaiti, qu'aux artistes de son temps, comme Auguste Rodin et Paul Cézanne, mais aussi Heinrich Vogeler et Otto Modersohn, ou, quoiqu'il ne leur consacra directement aucune étude, Clara Westhoff et Paula Modersohn-Becker, qu'il rencontra au sein de la communauté de Worpswede. Écrire sur les arts, il le dit souvent, c'est avant tout chercher à « ne pas juger ». Être juste, c'est retrouver dans chaque oeuvre l'étrangeté fascinante de chaque existence singulière, par-delà raisons et fins. « C'est ainsi que doivent être vues les oeuvres d'art : comme de vastes paysages solitaires aux ciels en hautes voûtes, comme de grands arbres sombres, comme des mers s'étendant calmement dans le soir, comme des maisons au loin dans des plaines, comme de beaux enfants qui dorment ou de jeunes animaux qui tètent, comme mille choses de cette vie éternelle et intemporelle que le jour ignore et que l'heure affairée laisse de côté. » Dans cette façon étrange qu'ils peuvent avoir de renouer avec la vie cosmique, les arts ont, pour le jeune Rainer Maria Rilke, une portée prophétique, voire messianique. Ils annoncent une vie « qui ne peut pas encore être vécue aujourd'hui », une vie à venir, une vie nouvelle. En attendant, il reste à faire l'effort, chaque fois, de s'ouvrir à ce qu'on voit, de se défaire du sentiment de peur devant ce qu'on ne comprend pas. « Nous aurons à nous arrêter souvent devant l'inconnu », dit-il.
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13, impasse Poule est la traduction française inédite du récit autobiographique de l'artiste Boris Zaborov (né en 1935, mort en 2021) paru en russe en 2018. D'un évènement à l'autre, l'auteur dresse librement le tableau de son développement spirituel et professionnel, exposant sa visée créatrice autant que sa vision de la culture mondiale. Le récit comprend une description des événements tragiques de son enfance en temps de guerre, et couvre toute la vie ultérieure de l'auteur jusqu'en 2018.
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Ouvrage historique à plus d'un titre que celui que Georges Bataille consacra à Lascaux.
Dans ce livre paru en 1955, quinze ans après la découverte de la grotte, l'écrivain se propose de formuler une première synthèse philosophique qui vienne en quelque sorte unifier les relevés de la science. Procédant avec une nécessaire prudence, dans le tâtonnement d'observations progressives et d'hypothèses fragiles, complétées et rectifiées au fil des avancées de la recherche, ces spécialistes que sont les préhistoriens ne peuvent se permettre de prendre toute la mesure de leurs propres découvertes, explique Bataille ; c'est aussi ce qui les empêche de « célébrer » Lascaux comme l'un des sites, sinon le site même de la « naissance de l'art ». Cette tâche revient à la philosophie. En s'appuyant au garde-fou de la rigueur scientifique, décrire cette « aurore » de l'humanité, ce « miracle de Lascaux » qui supplante ce qu'on nommait jusqu'alors « miracle grec » : tel est en somme le but inédit que s'assigne Bataille.
Aujourd'hui, six décennies plus tard, les conclusions momentanées auxquelles l'écrivain adossait son travail sont dépassées, la grotte de Lascaux elle-même, si elle le fut jamais sérieusement, a cessé d'être reconnue comme le lieu de l'enfance de l'art, et l'étude de Bataille, quelle que soit sa valeur historique, risque fort de passer pour un texte daté. Ce qui la sauve pourtant de la péremption est cela même par quoi elle sublimait déjà les hypothèses scientifiques de son temps : son caractère spéculatif, sa hardiesse philosophique, le brio et la verve de sa célébration de l'art. Lascaux, en ce sens, est bien une oeuvre de Bataille, sans laquelle ses autres oeuvres ne peuvent être entièrement comprises. Lorsqu'il assimile les figures de la grotte aux premières manifestations d'un « rire » proprement humain, à une « fête », à une « transgression » ponctuelle des « interdits » primordiaux et solidaires de la mort et de la sexualité, nul doute que ces développements n'excèdent, n'aient excédé d'emblée le cas spécifique de Lascaux.
Sa pérennité, cet ouvrage le doit aussi et enfin à la somptuosité de l'édition originale de Skira, dont on ne sait trop si c'est elle qui le magnifie ou lui qui se met à son service. En reprenant le texte de Bataille et les photographies originales - qui surent, dès 1955, rendre justice à la beauté de Lascaux dans ses nuances et sa totalité -, L'Atelier contemporain réédite également un geste éditorial d'une élégance rare. -
Dits & entretiens de Bram van Velde : précédés par Le palimpseste et le commencement par Jérôme Thélot
Bram Van Velde
- L'Atelier Contemporain
- 18 Avril 2025
- 9782850351839
Les Dits & entretiens, ici rassemblés pour la première fois, donnent à lire les propos tenus par Bram van Velde (1895-1981) à des amis, à des critiques, à toute personne qui a pu s'entretenir avec lui ou noter un fragment de sa conversation, tels qu'on peut les retrouver imprimés dans des journaux anciens, des comptes rendus d'exposition, des articles ou des études, ou enregistrés dans des films. L'ensemble réalise le voeu jadis formulé par Rainer Michael Mason: «Il serait incontestablement utile de collationner et de publier un jour l'intégralité des assertions de l'artiste.»
On sait que c'est sur le fond de son inaptitude au discours et de sa pudeur intransigeante que de Bram van Velde a prononcé des phrases étonnantes, parmi les plus inpirées qui aient jamais été dites sur la peinture. Voici encore le témoignage de Mason: «Parce qu'elles ne sont pas préméditées, ses paroles constituent dans l'urgence simple, presque naïve, d'une sincérité totale les plus justes considérations sur le travail du peintre.»
Cet ensemble de propos de Bram van Velde est précédé d'un essai de Jérôme Thélotqui ne vise pas à résoudre une énigme, mais à la poser. Il ne s'agit pas d'apprivoiser Bram van Velde ni de rendre usuelle et maniable sa figure d'étranger radical - au contraire il s'agit de restituer son irréductibilité, son impossibilité presque, d'une autre essence que nos domesticités. Les analyses de cet essai, toutes étayées sur les rares propos du peintre, élucident les conditions et les motifs ayant déterminé l'oeuvre énigmatique de Bram van Velde - pour autant que ce mot d'«oeuvre» lui convient -, les raisons qui en justifient l'aventure, et la pensé sensible qui s'y convie. -
Antonello de Messine. Une clairière à s'ouvrir
Franck Guyon
- L'Atelier Contemporain
- 18 Octobre 2024
- 9782850351693
« Se pourrait-il qu'un événement soit ce moment si singulier qu'il prend forme et consistance dans le plus grand silence pour répondre en écho, secrètement, à bien d'autres moments [...] et que tous forment alors, les uns pour les autres, et par les autres, une sorte de territoire, de constellation, où les appels deviennent accueils et les accueils appels ? »
C'est dans le sillage de tels événements fondateurs que nous entraine Franck Guyon. Au centre du récit, un événement pictural : la réalisation par Antonello de Messine d'une Vierge de l'Annonciation, à la fin du XVème siècle. De l'Annonciation, pourtant, le peintre sicilien ne représente rien - en tout cas rien de ce qui, dans la tradition, permet habituellement sa lecture : nulle colombe, nul ange surgi des espaces divins, ni la moindre trace narrative dans ce tableau de la Renaissance italienne. Au lieu de cela, un simple portrait de Marie, élue parmi toutes les femmes pour mettre au monde le Fils de Dieu. Cette mise au monde porte avec elle tout le mystère de l'Incarnation - du passage de la divinité transcendante à la vie terrestre. Voici l'événement indicible, édifiant, prêt à bouleverser une civilisation.
Ainsi, deux vertiges qui se répondent : le mystère de l'Incarnation et celui de son impossible représentation. À cette frontière où se rejoignent le mondain et le divin, où l'ubiquité s'affirme dans le lieu terrestre, où l'éternité rencontre le temps de l'homme, tout est à repenser au-delà des rapports logiques qui régissent la raison commune.
À partir du tableau exceptionnel d'Antonello de Messine dont il interroge la fascinante énigme (que peut un portrait devant ce destin ?), ponctuant son itinéraire des propos de théologiens, écrivains, poètes ou penseurs qui ont médité ces gouffres spirituels et picturaux, Franck Guyon nous mène au coeur de l'ineffable, de l'inénarrable, du retentissant silence qu'exige paradoxalement la vérité d'un épisode sans pareil. S'émerveillant de ce tableau dont la force est à la mesure du dénuement - condition même de la possibilité de manifestation de l'invisible - il nous plonge alors dans l'événement fondateur, qui ne fait qu'un avec celui du passage de la représentation à la présence : miracle parfaitement digne de l'Annonciation. -
Une histoire de l'art d'après Auschwitz. : Volume 3. Configurations
Paul Bernard-Nouraud
- L'Atelier Contemporain
- 4 Avril 2025
- 9782850351785
Le troisième tome d'Une histoire de l'art d'après Auschwitz s'efforce de montrer comment et par quelles voies les figures disparues ont pénétré nos imaginaires collectifs et remis en cause les fondements théoriques de la figuration elle-même.
Ces configurations se caractérisent par des oeuvres qu'on qualifie en premier lieu de mémorieuses, c'est-à-dire qui entretiennent avec la mémoire de l'événement un rapport qui peut être indirect sans être oublieux pour autant. L'enjeu de ce chapitre premier est de rappeler que « d'après » ne signifie pas que les oeuvres issues d'Auschwitz soient rivées à l'événement, mais au contraire qu'elles en dérivent jusqu'à se configurer avec d'autres événements (par exemple la Guerre d'Algérie) ou d'autres situations qui peuvent être internes à l'histoire de l'art (l'avènement de la performance, de l'installation, etc.).
Il n'en demeure pas moins que les oeuvres d'après Auschwitz provoquent une série de clivages à l'intérieur des modalités traditionnelles de la configuration artistique. Le chapitre 2 en examine successivement trois manifestations : 1° ces oeuvres obéissent à une logique de trace et non plus de tracé ; 2° elles font appel à un mode de figuration allusif qui les distingue du registre allégorique traditionnel ; 3° elles substituent à la figure générique de la métaphore celle de l'hypotypose.
Ces clivages renouvèlent par conséquent profondément les structures de configuration des imaginaires collectifs. En consacrant ce troisième et dernier chapitre à ces sujets, on cherche à faire travailler cette apparente contradiction qui fait que l'art contemporain se souvient en réalité, dans ses formes mêmes, de ce qu'il a oublié thématiquement, c'est-à-dire d'Auschwitz. L'hypothèse que l'on formule est que ce phénomène démontre à la fois la prégnance de l'événement et ses modalités de diffusion. La notion qui permet de rendre compte de cet oubli souvenu structurant est celle de l'habitus, telle qu'elle a été théorisée en histoire de l'art puis en sociologie. C'est sous ce rapport aux habitus visuels que se conclut Une histoire de l'art d'après Auschwitz. -
La, il y aura oracle : Pour André Masson
Bernard Noël
- L'Atelier Contemporain
- Studiolo
- 5 Avril 2024
- 9782850351501
L'art fut une source inépuisable de réflexion et d'écriture pour Bernard Noël, dont le travail sur le regard est essentiel. L'oeuvre d'André Masson a constitué un vivier particulièrement fécond puisqu'il lui a consacré une monographie, un récit-monologue à partir des autoportraits ainsi que de nombreux autres écrits. Ce volume rassemble ses onze textes critiques sur Masson, parus entre 1985 et 2010. L'Atelier contemporain réalise là un projet d'édition que l'auteur avait lui-même en tête dès 1995 et qui n'avait pu voir le jour. Noël considère Masson comme «?un peintre majeur du XXe siècle?» et «?l'un des très grands dessinateurs de notre temps?». Grièvement blessé lors de la Grande Guerre, l'artiste crée dans une urgence vitale pour exprimer son tumulte intime. Bernard Noël compare le geste automatique d'André Masson à un «?sismographe de pulsions internes?». Mais cette spontanéité a la particularité d'être nourrie d'une intense recherche intellectuelle. Le peintre entretient ainsi en lui «?un court-circuit constant entre la culture avec ses éclaircies et l'animalité profonde avec ses pulsions obscures. Son graphisme est en quelque sorte l'éclair électrique - la décharge - résultant de ces commotions entretenues et provoquées.?». C'est ce que Noël appelle «?la main-cerveau?» de Masson?; elle combine corps organique et corps culturel en réussissant à «?rétablir l'origine de la pensée dans la chair?», une démarche qui le touche car elle rejoint la sienne en tant qu'écrivain. Son admiration pour l'artiste s'augmente de ce qu'il fut l'ami de Georges Bataille qui lui est cher. Il consacre d'ailleurs un texte au lien entre ces deux êtres excessifs qui voulaient chacun franchir les limites de leur art en engageant «?tout ce qu'ils savent vers ce qu'ils ne savent pas?». Étonnamment, Bernard Noël n'a jamais rencontré André Masson mais par le travail verbal, il parvient à capter son énergie à la fois tellurique et pensive, si bien que Guite et Diego Masson lui écrivent, à propos de l'un de ses textes?: «?Vous nous faites retrouver l'homme avec une réalité fulgurante.?»
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Art brut et créateurs d'art brut
Jean Dubuffet
- L'Atelier Contemporain
- Studiolo
- 20 Octobre 2023
- 9782850351327
L'Art Brut est « farouche et furtif comme une biche », écrivait Jean Dubuffet, au contraire de « l'art coutumier », dont on parle le plus souvent quand on parle d'art, qu'il soit classique, romantique, baroque, moderne... Le second est du côté de l'empaillé, de l'ordonné. Le premier est du côté du sauvage, de l'insaisissable. Il est difficile cependant d'en dire plus de l'Art Brut, sans « le tuer presque ». Pour qu'il ne se retrouve pas à son tour pris dans l'étau des normes culturelles imposée par l'élite sociale, Jean Dubuffet voulait inventer une manière de ne pas définir l'Art Brut. Il insiste sur cela dès 1947, avec son sens de la provocation : « Formuler ce qu'il est cet Art Brut, sûr que ce n'est pas mon affaire. Définir une chose - or déjà l'isoler - c'est l'abîmer beaucoup. C'est la tuer presque». Les façons de ne pas définir l'Art Brut, pour Dubuffet, sont nombreuses, prolixes, parfois contradictoires, de façon revendiquée. C'est ce que le présent volume donne à comprendre, rassemblant l'ensemble de ses écrits sur la question, de 1945 et 1985. Réflexions pour la Compagnie de l'Art Brut qu'il fonde en 1948 à Paris, lettres à André Bretons, aux personnalités du monde psychiatrique Jean Oury ou Jacqueline Porret-Forel, mais aussi hommages aux oeuvres de Paul End, Clément, Joseph Heu, Berthe U, Aloïse, Laure- : multiples sont les directions de sa pensée, qui se veut toujours ouverte. Si l'on ne peut affirmer ce qu'est l'Art Brut, il reste qu'on peut se mouvoir théoriquement sur les traces d'une pluralité de pratiques. « N'importe quelle affirmation, si on la maintient sur un long parcours, se change en absurdité. Je crois que la pensée n'obtient de fruits utilisables qu'en se constituant en circulation plurielle, par étages qui se superposent, comme le sens des voitures sur les voies étagées de Tokyo », disait encore Dubuffet. C'est bien de cette manière non univoque qu'il envisage l'Art Brut, comme les voies rapides qui traversent une métropole, se croisent, bifurquent, spiralent, portant attention au flux incessant de lueurs dans la nuit et à chaque « déchaînement d'ingéniosité et d'innovation » dans sa singularité.
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Le critique et historien de l'art David Sylvester (1924-2001) est à la fois très connu et profondément méconnu. Figure centrale de la scène artistique londonienne durant toute la seconde moitié du vingtième siècle, ses écrits forment une somme considérable, et son nom évoque un critique passionné et impitoyable qui a fortement marqué le paysage culturel et artistique de l'Angleterre de l'après-guerre.
En revanche, dans notre pays, où il n'a jamais été un personnage médiatique, l'importance et la portée de l'oeuvre de Sylvester ne sont que très peu connues en dehors des illustres entretiens menés avec Francis Bacon.
Les trois textes autobiographiques qui composent ce volume offrent pour la première fois au lectorat francophone l'occasion d'en apprendre davantage sur la vie et l'oeuvre de David Sylvester.
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Memoirs of a Mug (« Mémoires d'un cornichon ») est probablement la première tentative autobiographique de David Sylvester. Les événements dont il est question se déroulent entre 1953 et 1959, années au cours desquelles il est lié à un groupe d'artistes et d'écrivains gravitant autour de Francis Bacon, qui s'adonnent quasi-quotidiennement à des équipées nocturnes dans les clubs de Soho. Certains d'entre eux, Lucian Freud en particulier mais aussi Bacon, sont à cette époque des passionnés de jeu. Portant sur des années décisives pour Sylvester, cet « autoportrait en joueur » dévoile les prémisses d'une évolution qui aboutira à faire de lui l'une des figures majeures du monde de l'art britannique de la seconde moitié du vingtième siècle.
Curriculum Vitae est le seul des textes à avoir été publié du vivant de Sylvester. Rédigé pour ouvrir un recueil d'articles composé et publié en 1996, il a été conçu comme une introduction d'un catalogue d'exposition, offrant un aperçu « de première main » des principales étapes de sa carrière en tant que critique d'art, auxquelles s'entremêlent des considérations plus subjectives qui apportent un éclairage inédit sur ses goûts et ses centres d'intérêt, dont on comprend qu'ils dépassent largement l'art du XXème siècle.
Enfin, Memoirs of a Pet Lamb (« Mémoires d'un petit biquet ») est le fruit de la reprise par David Sylvester du désir d'écrire le récit de sa vie, en commençant par le début, seulement quelques mois avant sa disparition en 2001. Il en résulte le récit truculent de ses années d'enfance et d'adolescence pendant l'entre-deux guerres, au sein d'une famille juive émigrée de la première génération, établie dans la banlieue de Londres. -
Une histoire de l'art d'après Auschwitz : Volume 2. Figures disparues
Paul Bernard-Nouraud
- L'Atelier Contemporain
- Essais Sur L'Art
- 18 Octobre 2024
- 9782850351587
En quoi Auschwitz a-t-il rompu les modalités traditionnelles de représentation de la figure humaine héritées de la Renaissance ? Dans quelle mesure cette rupture s'est-elle logée dans le discours moderniste au point, désormais, d'y passer en partie inaperçue ? L'art contemporain est-il un art qui se situe simplement après Auschwitz ou bien est-il, de manière plus complexe, un art d'après l'événement ?
Telles sont quelques-unes des questions qui donnent à cette Histoire de l'art d'après Auschwitz ses principales orientations. À bien des égards, en proposant une relecture critique des fondements de la modernité artistique et une généalogie de l'art contemporain, cette vaste étude se veut donc aussi une contre-histoire de l'art.
Le premier volume qui la compose entreprend ainsi de réévaluer à l'aune d'Auschwitz l'histoire de l'art antérieure à l'événement lui-même. On y découvre notamment qu'avec la peur du déluge et de la guerre, celle de la peste constitue l'un des fondements de l'art renaissant et de l'ordre du discernement qu'il instaure. En dépit des Figures disparates qui n'ont cessé pendant cinq siècles de perturber cet ordre, celui-ci ne céda véritablement qu'après Auschwitz, avec l'apparition massive de Figures disparues (vol. 2), lesquelles se sont progressivement dissipées dans l'art contemporain alors même qu'elles continuent d'en informer les Configurations (vol. 3).
Ce deuxième volume d'Une histoire de l'art d'après Auschwitz examine à présent comment de nouvelles formes artistiques se sont progressivement élaborées dans l'ombre proche de l'événement.
Après avoir rappelé combien les survivants eux-mêmes ont fait appel à des références artistiques pour tenter de discerner les ténèbres dans lesquelles ils avaient été plongés, il examine les fondements de cet art (chapitre 4) à partir du projet de destruction des corps qu'a entrepris le nazisme et de la disparition des figures à laquelle les artistes ont été confrontés dès la période d'Auschwitz.
Pour l'immense majorité d'entre eux, toutefois, l'image qu'ils ont pu se former d'Auschwitz s'est constituée à partir de celles, innombrables, que leur ont fournis les photographies des camps au moment de leur ouverture et dans les années qui ont suivi. À cet égard, la photographie a joué le rôle d'un véritable seuil permettant d'appréhender l'événement (chapitre 5).
Progressivement, toutefois, nombre d'artistes ont opéré à partir de ces images-sources un véritable départ afin de concevoir d'autres formes artistiques (chapitre 6). Ces départs ont pris, notamment en France, avec Francis Gruber, Pablo Picasso ou Jean Fautrier, une forme figurale, où la figure humaine paraît menacée de disparaître. Leurs homologues états-uniens (Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman) ont quant à eux opté pour des départs radicalement abstraits, quoiqu'une certaine échelle humaine persiste sous leurs compositions.
Cette persistance se retrouve sous diverses formes chez des artistes aussi différents qu'Alberto Giacometti, Francis Bacon ou Zoran MuSic, notamment dans des figures que tous trois représentent en marche, comme si ces marches indiquaient en elles-mêmes l'éloignement progressif de l'art vis-à-vis d'Auschwitz (chapitre 7). C'est qu'en réalité, dans l'ombre portée cette fois de l'événement, il ne s'agit plus de discerner les ténèbres, mais bien de les répartir. Cette répartition, et les voies par lesquelles elle s'est effectuée dans l'art postérieur, seront l'objet de Configurations, le troisième et dernier volume de cette Histoire de l'art d'après Auschwitz. -
L'appareil photographique a été conçu pour produire une image conforme aux normes figuratives issues de la Renaissance. Cette hérédité culturelle le rend en principe inapproprié à l'Art Brut, ce « déchaînement d'ingéniosité et d'innovation » qui fait dérailler les normes esthétiques, selon Jean Dubuffet. Cependant, les « photographes bruts » ont pour particularité de rater leurs clichés chacun à sa manière - et c'est un ratage réussi, qui met en évidence le fonctionnement de ce formatage culturel de nos images et, consécutivement, de notre perception. Ainsi l'« effet de réel », prioritairement imputable à la photographie, peut-il être perturbé par la folie, la maladresse, la perversion, la superstition, la cécité même. Telle est la contre perspective adoptée dans cet ouvrage sur une créativité séculaire, mais généralement anonyme, modeste, si ce n'est clandestine, récemment mise au jour en études photographiques.
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Figures disparates Tome 1 : histoire de l'art d'après Auschwitz
Paul Bernard-Nouraud
- L'Atelier Contemporain
- 19 Avril 2024
- 9782850351426
En quoi Auschwitz a-t-il rompu les modalités traditionnelles de représentation de la figure humaine?? Dans quelle mesure cette rupture s'est-elle logée dans la modernité au point d'y passer en partie inaperçue?? L'art contemporain est-il simplement un art après Auschwitz ou bien, de manière plus complexe, un art d'après l'événement?? Telles sont quelques-unes des questions qui donnent leur orientation à cette Histoire de l'art d'après Auschwitz. Le premier volume, qui paraît présentement, s'intitule Figures disparates. Il sera suivi par deux autres?: Figures disparues et Configurations. À bien des égards, cette vaste étude se veut aussi une contre-histoire de l'art, une relecture critique des fondements de la modernité artistique et une généalogie de l'art contemporain. Ce premier volume, Figures disparates remonte aux sources de ce paradigme forgé à la Renaissance qu'on définit comme celui d'une esthétique du discernement, lequel implique tout un système de représentation théorico-pratique. Le premier chapitre retrace en ce sens la fondation des «?Figures discernables?» à partir du retour des ombres portées dans la Florence du début du XVe siècle avec Masaccio. Alberti, son contemporain, formalise ce système dans son De Pictura à la même période en y promouvant l'idée selon laquelle un tableau représente l'historia. Tout le discours sur l'art postérieur à Alberti entérine cette idée et la renforce philosophiquement en considérant que l'oeuvre obéit à une idea qu'elle révèle. Cette façon d'investir l'oeuvre d'une fonction de discernement de l'histoire et de l'idée en implique une autre, plus tacite mais déterminante, tant sur le plan artistique que politique?: celle de discerner la peur. À contre-courant de cette tendance majoritaire, un certain nombre de figures apparaissent néanmoins comme disparates, comme le suggère le deuxième chapitre. Elles tentent de rendre compte de trois grandes peurs - celles de la décréation, du désordre et du désastre - auxquelles correspondent trois phénomènes archétypiques - le déluge, la peste et la guerre. Dans chaque cas, on assiste à un antagonisme entre ces événements et leur réintégration dans l'orbe de l'esthétique du discernement. C'est cette tension qui produit historiquement des figures disparates, dont Francisco Goya serait le grand pourvoyeur. Il est aussi celui qui prépare le terrain à des figures d'un autre type, qui ressortissent quant à elles à l'époque moderniste proprement dite, du milieu du XIXe siècle au milieu du siècle dernier. Ces figures sont qualifiées de critiques dans le troisième chapitre. En elles se manifeste effectivement une tendance autoréflexive qui fait qu'elles se transforment en apparence sous l'effet de l'art pour l'art. Toutefois, à y regarder de plus près là encore, nombre d'entre elles évoquent plus ou moins explicitement la guerre, ou à tout le moins le contexte historique de plus en plus belliqueux dans lequel elles s'inscrivent (Guerre civile états-unienne, Première Guerre mondiale, ou Guerre d'Espagne).
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Un sentiment qui tient le mur : notes et propos sur la peinture
Pierre Bonnard
- L'Atelier Contemporain
- Studiolo
- 20 Octobre 2023
- 9782850351303
Pierre Bonnard était un « poète fervent de la
vie brève, un célébrant du passage », comme le
dit Alain Lévêque, dans son introduction à cette
édition des écrits du peintre, réunissant ses notes et les entretiens qu'il donna à la presse. Pages d'agendas allant à l'essentiel en quelques mots, notes de carnets sous forme d'aphorismes dépouillés de grandiloquence, hommages à ses compagnons peintres, comme Maurice Denis, son ami du mouvement nabi, nommé selon le terme arabe qui signifie « ravi dans une extase », mais aussi Odilon Redon, Paul Signac ou Auguste Renoir : sa parole fut autant laconique que prolixe, ouvrant de multiples brèches pour consentir à « la vision brute », pour retrouver « une vision animale ». « Vous avez une petite note de charme, ne la négligez pas. Vous rencontrerez peut-être des peintres plus forts que vous, mais ce don est précieux. » Telles furent les paroles d'Auguste Renoir à Pierre Bonnard, alors jeune peintre inconnu, qui disent bien ce qui, dans la vision, dans les couleurs comme dans les formes, ne s'explique pas : cette « petite note de charme », précieuse, que le peintre n'a cessé de cultiver. Cela s'éclaire un peu, néanmoins, dans la définition que donne Bonnard du « peintre de sentiment », qu'il rêva d'être : « Cet artiste, on l'imagine passant beaucoup de temps à ne rien faire qu'à regarder autour de lui et en lui.
C'est un oiseau rare. » -
Le 8 février 1832, Ruskin reçoit pour son anniversaire un livre illustré par Turner. Le jeune garçon n'a que treize ans, mais la passion qui prend naissance ce jour-là ne s'éteindra jamais. Il en sortira un texte unique, flamboyant, proliférant, sans cesse repris, jamais achevé?: Modern Painters / Les peintres modernes. Entrepris pour défendre Turner contre ses détracteurs, poursuivi sur une période de dix-sept ans, il donne du peintre une image de plus en plus riche et complexe. Voici les parties les plus représentatives de ce chef-d'oeuvre du romantisme anglais, où Turner apparaît tour à tour comme un observateur scrupuleux de la nature, un poète et un prophète de la décadence du monde industriel. La lecture de Ruskin reste la voie royale pour accéder à la peinture de Turner. La méthode de Ruskin fait en effet une place de choix à la sensibilité, car montrer la supériorité de Turner comme chantre de la nature, c'est d'abord constater la consonnance entre ses tableaux et la vision de l'écrivain, telle qu'elle s'exprime dans les pages du journal et dans les textes descriptifs qui ont constitué une large part de la réputation de Ruskin. Ce n'est qu'ensuite que les références scientifiques viennent servir de caution à cette communion des sensibilités. En sens inverse, après avoir servi de modèle au dessinateur, Turner sert de norme au spectateur ; après avoir traduit ses émotions, il les canalise et offre une référence à son regard : d'un tableau de Turner on dira que «c'est la nature», et d'un spectacle naturel que «c'est un Turner». La vertu du regard de Ruskin, son acuité, est le reflet de la vertu de la main de Turner, son exactitude.Le critique et l'artiste concélèbrent l'office du visible. Les Peintres Modernes obéissent donc à un besoin de totalisation permanente - de connaissances toujours plus riches, d'une expérience jamais achevée - qui fait de Ruskin un «commentateur de l'infini». Et ce besoin prend une double forme : enseignement et prédication. À ce moment de sa carrière, Ruskin trouve dans son livre une estrade et une chaire. Par la suite, il montera pour de bon à la tribune donner les conférences qui seront les chapitres de ses livres futurs. C'est peut-être comme apologiste du regard que Ruskin a le plus à nous dire quand il nous parle de Turner. Écrire sur l'art, c'est d'abvord fair droit au regard?: «?voir clairement, c'est à la fois la poésie, la prophétie, la religion?».
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Manet ne cria pas, ne voulut pas s'enfler : il chercha dans un véritable marasme : rien ni personne ne pouvait l'aider. Dans cette recherche, seul un tourment impersonnel le guida. Ce tourment n'était pas celui du peintre isolément?: même les rieurs, sans le comprendre, attendaient ces figures qui les révulsaient mais qui plus tard empliraient ce vide qui s'ouvrait en eux. Manet, accoucheur «?impersonnel?» de l'art moderne?? Paru pour la première fois chez Skira en 1955, ce Manet-là - comme l'analyse utilement la préface de Françoise Cachin à la réédition de 1983 - est celui de Georges Bataille - et donc une oeuvre en prise directe sur les débats esthétiques de son temps, dont elle parle aussi le langage. C'est ce qui lui confère sa singularité impérissable, ainsi que sa portée historique. Le Manet de Bataille est presque un personnage. Personnage littéraire d'abord, ami des plus grands poètes et écrivains de son temps, Baudelaire, Zola, Mallarmé, qui tous lui ont écrit ou ont écrit sur lui. C'est à ces sources privilégiées que s'abreuve Bataille pour dépeindre un Manet déjà romanesque, quoique falot?: «?un homme du monde, à vrai dire en marge du monde, en un sens insignifiant?», «?au-dedans, rongé par une fièvre créatrice qui exigeait la poésie, au-dehors railleur et superficiel?», «?un homme entre autres en somme, mais charmant, vulgaire... à peine.?» Manet utilité, donc - mais en même temps nécessité de l'histoire de l'art, «?instrument de hasard d'une sorte de métamorphose?», homme par qui le scandale arrive bien malgré lui, initiateur innocent de la «?destruction du sujet?»?: «?c'est expressément à Manet que nous devons attribuer d'abord la naissance de cette peinture sans autre signification que l'art de peindre qu'est la «peinture moderne»... C'est de Manet que date le refus de «toute valeur étrangère à la peinture».?» C'est alors en continuateur des grandes exégèses de Valéry et surtout de Malraux que Bataille s'exprime. Là où il est tout entier lui-même, et inimitable, c'est dans les intuitions par lesquelles il traverse l'oeuvre du peintre comme la foudre, appuyant sa vision sur une sélection de tableaux qu'il légende avec brio. À supposer que ce Manet ne soit pas le vrai, il n'en possède pas moins sa valeur propre.
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Que peindre sinon l'énigme : écrits, conférences et entretiens
Philip Guston
- L'Atelier Contemporain
- Écrit D'Artistes
- 15 Septembre 2023
- 9782850351075
Il s'agit de la réunion (et de leur première traduction en français) des dialogues, entretiens et écrits de Philip Guston (1913-1980), l'un des peintres modernes les plus aventureux sur le plan intellectuel et les plus doués sur le plan poétique. Tout au long de sa vie, les vastes lectures littéraires et philosophiques de Guston ont approfondi son engagement envers son art, depuis ses premières peintures expressionnistes abstraites jusqu'à ses oeuvres figuratives intenses et granuleuses. Cet ouvrage nous fait entendre la voix de Guston, qui donne une conférence sur la peinture de la Renaissance, ou s'entretient avec des étudiants dans une salle de classe, ou encore discute d'artistes et d'écrivains tels que Piero della Francesca, De Chirico, Picasso, Kafka, Beckett et Gogol.
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Ce nouveau recueil de poèmes de Pierre Cendors invoque un monde de solitude - un bout de monde, plus exactement, au contact des grandes évidences élémentaires, celles des terres irlandaises. Un chant nu où s'éternisent les roches brisées par des flots, sous un ciel immémorial comme un silence par lequel l'être se révèle dans sa plus sensible présence. Face à ces paysages, il faut ainsi parler « la langue océane d'un haut pays du vent ». Dans un lyrisme intime, l'exil devient une écoute, une expérience où « la réalité y déréalise son empire », où les landes « disent mieux qu'un poème / l'inépuisable force irrévélée / de la poésie ».
En quatre sections - « L'âge du ciel », « l'âge du noir », « Dit de Norgate » et « Hauts-lieux du réel » - illustrées de nombreuses photographies du pays celte, Pierre Cendors retranscrit ce dialogue silencieux où la voix devient la passeuse d'un souffle de hautes pierres, où la poésie affleure sans limite dans l'immensité sublime, balayée par l'inépuisable force du vent vorace, creusant toujours dans la profondeur ce sentiment où « la parole abdique / entre blanchement dans l'ouvert ».
Chaque poème, empreint de l'humilité de l'homme face la démesure archaïque et intemporelle de ces paysages abrupts, dépose dans une brièveté nécessaire un verbe qui se dépouille de l'inessentiel pour laisser vibrer l'âpreté du sel océanique, de ces divinités sauvages, de ces ombres à la lisière de l'existant où la poésie circule sans traces, à même le roc, dans une « nuit première », « un absolu anonyme », pour rejoindre « Un solitaire en chacun de nous / En nous tous ce qui est seul ». Car « Au sein des solitudes / sont des cimes / haut-lieux vibratiles du réel ». -
«?Les oubliées, chaque fois renaissantes?»... Les oubliées, ce sont les herbes, les herbes sauvages des prairies comme les mauvaises herbes des terrains vagues. D'un côté, l'écrivain Gilles Clément cherche à décentrer le regard, à le faire descendre des «?hautes cimes?» pour le porter vers les herbes emmêlées, pour qu'?«?un autre monde vienne à nou? ». D'un autre côté, le photographe Stéphane Spach propose des vues vertigineuses de ces herbes qu'il recueille, brouillant l'échelle de ces troublants buissonnements. Tous deux ensemble renversent l'opposition entre l'infime et l'infini, pour nous laisser pressentir la forêt en dormance sous nos pas, sans cesse menacée, sans cesse renaissante.
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Traverser l'invisible : énigmes figuratives de Francesca Woodman et Vivian Maier
Marion Grébert
- L'Atelier Contemporain
- 7 Octobre 2022
- 9782850350849
Cet ouvrage qui parcourt une longue histoire des figurations féminines s'organise autour d'un événement sans précédent, lorsque la naissance de la photographie permet à un certain nombre de femmes de s'emparer d'un médium grâce auquel elles peuvent enfin se représenter entre elles et elles-mêmes à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle.
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Francis Bacon, Joan Miró, Antoni Tàpies, Pierre Alechinsky, Jean Degottex, Jannis Kounellis, Kiki Smith, Nalini Malani, Nicola De Maria, Wolfgang Laib, Jaume Plensa, Juan Uslé, Sean Scully, Fabienne Verdier, David Hockney, Konrad Klapheck, Etel Adnan, Richard Tuttle, Christine Safa, ces artistes, si différents les uns des autres n'ont peut-être pas pour seul point commun d'avoir exposé dans la même galerie. Jean Frémon suggère qu'ils partagent cette qualité rare qu'est la probité. Qu'est-ce au juste que la probité ? Nul ne le sait. Mais chacun l'entend dans la phrase de Jean Genet, chacun la voit dans les yeux de Rembrandt, inexplicable mais sûre d'elle-même.